CERCLE D'ETUDE DE LA DEPORTATION ET DE LA SHOAH
- AMICALE D'AUSCHWITZ (Midi-Pyrénées)

Des droits et des devoirs

Variations sur le thème incertain de l’universel

 

 

Des droits et des devoirs

Variations sur le thème incertain de l’universel

Dans l’espace des siècles à venir,

le grand spectacle civilisateur sera d’élucider le problème juif.

Friedrich Nietzsche (Aurore)

De quelle universalité le judaïsme est-il porteur ? Est-il dans un rapport d’identité ou bien d’affinité avec la démocratie, c’est-à-dire la règle de la pluralité des opinions dans un État de droit. Les tables de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont-elles la répétition universelle des tables des commandements données à Moïse ?

Si la pluralité est de mise dans les discussions talmudiques et a fortiori dans les divers courants du judaïsme (la règle d’unanimité étant abolie depuis la destruction du Temple), il reste néanmoins que les commandements sont des devoirs et non des droits, et que la pluralité des opinions et des paroles se combine avec le caractère obligatoire des commandements. Emmanuel Lévinas définit ainsi ce paysage non occidental : “une hétérodoxie spirituelle et une orthodoxie pratique”. Le judaïsme serait cela : une pensée libre et des devoirs. Un autre doute nous vient à la mémoire. René Cassin, rédacteur de la Déclaration universelle de 1948, avait proposé une Déclaration universelle des droits et des devoirs ; or l’ONU ne retint que le versant des droits et supprima celui des devoirs.

L’universalité et le droit

L’idée occidentale d’universalité s’associe pleinement avec celle du droit. Mais cette idée n’est-elle pas plutôt celle de la religion universelle de l’humanité, la religion noachide définie dans les textes rabbiniques, et dont le premier commandement est celui de l’instauration des tribunaux ? L'État de droit serait plutôt de type noachide ; mais encore faudrait-il, selon la doctrine rabbinique, qu’il reconnaisse la révélation de Moïse.

L’universalité occidentale

La démocratie aujourd’hui, dans sa nouvelle version de laïcité, intègre et permet toutes les différences sous l’empire illimité de l’extension des droits de l’homme. Ainsi nous entendons régulièrement  sur les radios qu’il ne faut pas être antisémite ou homophobe. Il y a comme un nivellement de la question des droits, dans une illimitation qui abolit les frontières et la hiérarchie entre les domaines. Alain Finkielkraut disait récemment, sur France Culture, que bientôt l’agrégation ferait partie des droits de l’homme !

Dans l’intégration et le respect de toutes les différences, n’arrive-t-on pas finalement à une monde de l’indifférence, monde sous-jacent, mais qui affleure, et laisse transparaître une règle obscure d’unanimité sous l’étendard des différences?

Si l’extension illimitée des droits abolit toute hiérarchie, n’avait-elle pas déjà - dans son principe même - aboli la dimension de la transcendance ?

La transcendance et le devoir

La lecture d’Emmanuel Lévinas est essentielle aujourd’hui pour nous approcher de ces questions. Que dit-il ? La relation première est une relation d’inégalité fondamentale. Celle où la créature est élue dans la responsabilité et sans l’avoir choisi. Cette dimension est celle de la transcendance. Ce n’est même pas une expérience ni une relation. Etre créé, c’est répondre à un appel. Le droit et la justice viennent en second lieu pour rétablir une égalité dans la société. Le droit est second par rapport au devoir qui définit la créature.

Les juifs et l’universel

Le langage démocratique illimité des droits semble aujourd’hui exclure les juifs ou bien les dissoudre comme une particularité résorbable dans l’immense brassage. Comme à Durban où les juifs furent honnis au nom des droits de l’homme. Le droit à la différence ne produisant plus que de l’indifférence. Pourtant, nous l’avons vu, la tradition juive pense l’universel sous les aspects d’une religion universelle pour l’humanité, la religion noachide, comportant sept commandements qui incluent la dimension de la transcendance et la reconnaissance de la révélation mosaïque.

Faudrait-il dire alors que le judaïsme n’est pas l’universel (au sens des “valeurs”), mais existe comme garantie de la transcendance, c’est-à-dire de l’inégalité fondamentale par où l’homme s’éprouve comme créature ? Quelle parole alors le judaïsme apporte-t-il au monde ?

La mémoire et la transcendance

Si la mémoire d’Auschwitz est bien celle de l’humanité toute entière, la parole du souvenir comme adhésion aux valeurs universelles et aux droits de l’homme est-elle le seul  rempart contre la barbarie ? Benny Lévy nous apprend que cette mémoire, dite dans des concepts grecs, est oublieuse : « S’arracher à la matière, c’est devenir une âme oublieuse, dit Plotin. …Telle fut notre erreur, à nous autres Juifs modernes : nous avons pensé prôner la mémoire du mal absolu sur le terreau même de l’Occident - c’est comme dit Platon : écrire sur l’eau. Dans les termes de Lévinas, c’est oublier la trace, écriture imprononçable de ce qui toujours déjà passé n’entre dans aucun présent.” (L’Arche, nov-dec . 2003). Plotin enseignait : “L’âme bonne est oublieuse puisqu’elle s’adonne à la contemplation du présent éternel.”  Comment se souvenir alors ? Où se ressource la bonté de notre âme pour ne pas oublier ? B. Lévy explique que le commandement hébraïque “tu te souviendras”, signifie “tu actualiseras” : “parce que tu étais embourbé dans la matière, en Egypte”. Nous pourrions nous demander quel souvenir - comme actualisation - pourrait apporter sa manne au « devoir de mémoire » que la mémoire grecque destine à l’oubli ?

Le commandement, parce qu’il n’est jamais reçu dans un présent qui serait celui de l’adhésion libre à des valeurs, est de l’ordre du zakhor hébraïque.  Emile Fackenheim, dans son grand livre, La présencede Dieu dans l’histoire. Affirmations juives et réflexions philosophiques après Auschwitz, écrit que les juifs authentiques (religieux et séculiers) “se trouvent unis par la Voix prescriptive qui se fait entendre depuis Auschwitz”. Que dit-elle cette Voix ? Elle ordonne aux juifs de rester juifs et de ne pas donner de victoire posthume à l’hydre du XXème siècle. Elle n’est pas de l’ordre de la mémoire oublieuse des Grecs, puisqu’elle résonne comme un Onzième commandement.

Le commandement et la dimension de la sœur

Le commandement résonne à la fois pour tous et pour chacun. Il exhausse la dimension singulière et nous éloigne des fraternités en fusion. Benny Lévy disait que ce qui manque à l’Occident c’est la dimension de la sororité “sans laquelle le social ne s’institue pas, sans laquelle la fraternité entre les hommes vise à la terreur” (Le nom de l’homme : dialogue avec Sartre). Le Maharal de Prague explique que la sœur est à la fois de la même chair et totalement interdite (Le puits de l’exil). Concevoir un tissu social, celui de  “la même chair”, et qui contienne l’interdit à l’égard de la sœur, Telle serait l’énigme politique par-delà les fusions fraternelles dangereuses et la passion de l’égalité lorsqu’elle vire dans l’indifférence.

Comment parler d’Auschwitz hors du cadre oublieux et indifférent de l’universalité occidentale ? Cette question est apparentée à la restauration du noachisme et à l’exhaussement de ce qu’il y a de meilleur dans la tradition de pensée occidentale, là où la question des devoirs  vient supplanter l'infinitisation abyssale des droits. Conversion vers ou à partir de la transcendance.

Monique Lise Cohen

 

Colloque "Auschwitz : mémoire, histoire et transmission", Toulouse, 18-19 janvier 2005

Textes :

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Dans le souffle des petits enfants

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