Paroles de femmes

  1. Voiles
  2. La Bible a-t-elle été écrite par une femme ?


Voiles

Pourquoi la question du voile des jeunes filles musulmanes suscite-t-elle chaque fois une si grande émotion dans notre pays ? Quelle est le stigmate profond enfoui dans l’âme occidentale pour produire une telle frayeur ? Comme si le fondement même de notre monde en était ébranlé. Quel est ce monde, notre monde, que le voile inquiète ?


La déchirure du voile

La vérité en Occident est souvent représentée comme une femme entièrement nue. A l’époque de l’Affaire Dreyfus, on connaît un jeu - “Le jeu de l’Affaire Dreyfus et de la Vérité” - qui à la manière d’un Jeu de l’Oie, amène les protagonistes vers le dévoilement final ou la vérité : une femme entièrement nue, ayant rejeté son immense chevelure déployée en arrière, et soutenant au dessus de sa tête un miroir de lumière. Le jeu est semé de vérités partielles (femmes nues partiellement recouvertes de leur chevelure ou cachant d’un geste encore pudique une partie de leur corps). De nombreux obstacles parsèment ce parcours vers la vérité. Signalons que la case 58 est une tête de mort surmontée d’un chapeau mondain et porte ce titre : “Mort de la dame voilée”. Une mystérieuse femme voilée hante les péripéties de l’Affaire. En effet vers la fin de l’année 1897, tout Paris se passionne pour l’épisode de la dame voilée qui prévient les traîtres et additionne le mensonge à la trahison (1). Indice de la machination, elle ne fait que produire des voiles qui s’enroulent sur d’autre voiles et étouffent la vérité.
Car la vérité serait sans voile ou encore nue. D’où vient cette affinité entre la vérité et la nudité? En grec la vérité se dit aletheia que l’on traduit par dévoilement. N’est-ce pas parce que la Grèce est cette région médiane entre l’Orient et l’Occident, qu’elle connaît encore le nom du voile qui résonne dans le nom de la vérité? A la source de la civilisation occidentale, on rencontre encore cette pensée issue des Evangiles : “Et voici le voile du Temple se déchira en deux, du haut en bas...” (Mathieu, 27, 51). L’Occident se pense dans la déchirure du voile.
Qu’est-ce que le voile? Il est le rideau du tabernacle qui, selon la plus ancienne tradition orientale, symbolise, comme l’écrit Ernst Kantorowicz (2), le firmament séparant le ciel et la terre. Le voile séparait à l’intérieur du temple de Jérusalem, le sanctuaire du saint des saints (Exode 36, 33) afin de ne permettre aucune illusion idolâtre de la possibilité d’une vision de Dieu. Ce qui nous vient du divin dans la distance qu’institue la séparation du ciel et de la terre, ou la séparation du voile, ce n’est pas une image mais une voix. De façon générale, dans les traditions juives et musulmanes fondées sur l’interdit de la représentation, le voile est la manifestation du divin, et la vérité ne se dévoile pas dans la nudité, ne s’offre pas à la vision.


Vêtement et vérité Contrairement à l’utopie occidentale d’un homme nouveau ou d’un homme vierge (ce que les Espagnols crurent, au début de la conquête, au XVIème siècle, trouver chez les Indiens d’Amérique), l’homme (la femme) oriental(e) résiste obscurément à cette idée de virginité des commencements. Entièrement immergé(e) dans la littérature (contes, paraboles, textes saints, etc.), il (elle) s’enveloppe de ce vêtement de littérature qui échappe douloureusement à l’exigence occidentale d’idées claires et distinctes ou de la vérité comme adéquation de la chose et de l’esprit. C’est pourquoi, souvent, les Orientaux sont-ils soupçonnés de mensonge.
Les vêtements que les femmes et les hommes portent sont en référence à cette dimension ontologique du voile. En Orient et en Extrême-Orient, les femmes (et les hommes) ont souvent la tête couverte. Faut-il envisager dans les pays occidentaux, de leur laisser ce droit seulement dans un espace privé? Faut-il comprendre le fait que les femmes aient la tête couverte comme un signe uniquement de l’oppression qu’elles subissent de la part des hommes?
Réfléchissons à la première question. C’est seulement dans la civilisation chrétienne que les femme qui “prennent le voile”, c’est-à-dire le religieuses, se retirent de l’espace public et profane. Ne serait-ce pas un impérialisme culturel d’appliquer universellement ce schéma ?
D’autre part la distinction de la vie privée et de la vie publique, qui recoupe celle de la différence de l’homme et du citoyen, ne relève ni de l’expérience juive ni de l’expérience musulmane. Ce dualisme issu des Lumières et de la Révolution française installe dans l’intimité de la vie privée, la spiritualité religieuse, à la différence de la clarté de la loi à laquelle le citoyen est soumis. Mais l’expérience juive et musulmane n’est peut-être pas nécessairement, et sur le modèle chrétien, celle d’une spiritualité privée et intérieure. Puisque d’une part les actes de la vie quotidienne sont concernés par la tradition et que d’autre part ce qui fonde l’être-ensemble, pour le judaïsme que je connais, est un cadre juridique.
Que peut-on proposer comme début de réponse à la deuxième question ? Nous savons également que le dévoilement n’est pas forcément le critère de la liberté : ce n’est pas nécessairement parce que les relations sexuelles entre les jeunes sont entièrement libres que les jeunes filles ne subissent plus d’oppression. Le mouvement des jeunes filles “ni putes, ni soumises” en est l’expression. Et puis est-ce vraiment librement que les femmes se dévoilent et se dénudent en Occident ? Les images de femmes dévêtues qui accompagnent la plupart des publicités sur les murs et dans les magazines, ne pèsent-elles pas d’un poids immense sur toutes les femmes ? Est-ce la femme qui veut se dévêtir en Occident ou bien est-ce l’homme qui regarde une femme dévêtue ?
Le voile, lui, a bien une signification sexuelle, mais si l’on pense qu’en Orient la chevelure a peut-être un lien avec la sexualité, le voile ne correspond pas seulement à la volonté de domination masculine, mais à une expérience de la pudeur. Et le fait de se dévoiler ne correpondrait-il pas à une effraction de l’intimité sexuelle?


Et si les femmes se réappropriaient la question du voile ?

Le port du voile est certainement aussi la marque de l’oppression subie par les femmes de la part des hommes. Mais ceci durera tant que les femmes n’auront pas une parole sur ces questions.
Peut-être même la signification du voile, dans la différence entre l’Orient et l’Occident, est-elle rendue confuse, voire oubliée, tant l’oppression que subissent les femmes les privent de parole, et tant que durera, comme une évidence ininterrogée, l’image d’une femme toute nue pour figurer la vérité. Un discours strictement masculin sur le voile (pour ou contre) ne fera que renforcer l’état de fait de la domination masculine ! Si les Orientaux veulent que les femmes soient voilées, et si les Occidentaux veulent que les femmes soient dévoilées, quelle différence peut-il y avoir entre deux discours chaque fois tenus par des hommes ?
Le voile se réfère cependant à de profondes traditions religieuses orientales différentes des conceptions occidentales de la vérité. Quelle parole les femmes pourront-elles apporter qui ne soit pas le regard masculin occidental en faveur de la vérité toute nue ? Le débat est faussé lorsque l’on pense seulement que des hommes autoritaires et phallocrates obligent les femmes à se couvrir la tête pour assurer leur domination. Le débat est faussé parce que ce n’est qu’un point de vue d’homme ! Le dévoilement paraît alors indispensable dans l’esprit des idéaux de la Révolution française: “ni Dieu, ni maître”. L’être humain (homme ou femme) doit être autonome. Car ce qui compte c’est la sincérité des intentions, un fond de radicalité de la personne qui ne serait protégé par aucun vêtement. Sincérité, transparence et autonomie comme critères ininterrogés de la personne humaine.
Les Orientaux auraient-ils (elles) quelque chose à nous enseigner ? Le voile n’est peut-être pas le contraire de la liberté. Le voile qui permet de ne pas s’agenouiller devant des idoles, ce voile qui laisse passer la voix et la parole, et non les images, peut-être ce voile est-il une des ressources du féminin que les femmes auraient à se réapproprier, dans un effort de parole, en résonnance avec cette voix qui traverse le voile antique.
Parole féminine, parole prophétique. Car la prophétie au sens hébraïque n’est pas une prédiction d’avenir, elle n’est pas une voyance. Elle invente l’avenir quand tout paraît impossible, quand le monde paraît fermé par une vision d’apocalypse.
Maurice Blanchot écrit : “Quand tout paraît impossible... Alors la parole prophétique qui dit l’avenir impossible, dit aussi le “pourtant” qui brise l’impossibilité et restaure le temps.” (3)
La Bible nous l’enseigne. Les femmes ont un don prophétique supérieur aux hommes. Alors peut-être aujourd’hui, nous femmes, pourrions-nous nous réapproprier la question du voile ? Parler du voile, sans souscrire à l’idéal masculin de la vérité toute nue, ne serait-ce pas la dimension de la parole des femmes pour le Troisième Millénaire ?

Monique-Lise Cohen

1. Jean-Denis Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983
2. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989
3. Maurice Blanchot, “La parole prophétique”, in Le livre à venir. Paris, Gallimard, 1986

 


La Bible a-t-elle été écrite par une femme ?

Cette question aussi provocante soit-elle, eu égard aux images pieuses qui hantent les grandes religions monothéistes, recèle cependant un appel, un questionnement très authentique.
En effet l'omniprésence des hommes dans la vie religieuse, la mise à l’écart des femmes, dans les synagogues, dans les institutions (à part les oeuvres sociales ou l’enseignement pour la petite enfance) donnent de nos communautés une image très XIXème siècle. Tel est le constat, la description un peu sommaire d’une réalité souvent rétrograde et issue d’un vieux jacobinisme misogyne.
Rappelons l’origine de notre situation. La France révolutionnaire, jacobine puis bonapartiste a élu Paris comme capitale politique et culturelle à la fois, et ceci dans une pensée de la division entre travail intellectuel et travail manuel. A Paris on trouverait les grandes écoles, la culture et la pensée, etc., en opposition à la Province réduite au travail manuel et au silence parce que les langues qui y étaient pratiquées étaient appelées “patois” depuis la capitale. Ces divisions dualistes s’inspirent du dualisme platonicien qui sépare la forme et la matière et qui attribue à la forme les qualités viriles et masculines et à la matière la passivité du féminin. La pensée virile à Paris, les fifres et les fanfreluches en Province.
Ces divisions, grâce au Ciel, ne sont pas issues de l’hébraïsme, mais de la philosophie grecque. Pourtant elles semblent marquer le fonctionnement même de nos institutions qui privilégient la réalité nationale sur la capacité de créativité locale.
Or la France aujourd’hui change. Un grand penseur de l’Occitanie, Félix Castan, qui mena plusieurs dialogues avec Henri Meschonnic lors de la Fête des langues à Toulouse, expliquait ainsi que la France est “une” politiquement et “plurielle” culturellement. Qu’il ne faut pas confondre capitale politique et capitale culturelle, et que la pluralité culturelle ainsi que la pluralité linguistique est une semence de vie.
Aujourd’hui la France est en recherche d’une décentralisation culturelle et elle est porteuse de ce débat sur les langues de France qui, outre le français, bien sûr obligatoire, devrait permettre la reconnaissance et la pratique des langues régionales ainsi que d’autres langues appelées “langues de France" comme le yiddish, l’arabe dialectal, etc.
Mais n’est-ce pas là fondamentalement l’expérience juive multi-séculaire, celle du bilinguisme qui a produit dans le monde une si extraordinaire littérature ?
Rappelons également pour mémoire que l’unitarisme culturel autour des thèmes de la clarté ou du génie de la langue française furent tout autant des thèmes de l’extrême-gauche révolutionnaire que de l’extrême-droite. Tout aussi antijuifs les uns que les autres. L’abbé Grégoire le grand pourfendeur des langues régionales disait dans son opuscule sur les juifs que le yiddish était “un jargon hébraïco-tudesco-rabbinique” qui ne servait qu’à “épaissir la fourberie et à masquer l’ignorance” ! Tout cela au nom de la clarté de la langue française et d’une idéologie de la transparence où se détruit la littérature.
Henri Meschonnic explique qu’une langue n’est jamais le modèle épuré que voudrait en produire une Académie (comme l’Académie française) mais qu’une langue est “fille de ses oeuvres”, et qu’à ce titre il n’y a pas de supériorité entre les langues.
Le yiddish qui a produit une littérature exceptionnelle n’est pas un patois de l’allemand, mais une langue à part entière.
Revenons au féminin et à la Bible. Le texte de la Genèse nous enseigne que Dieu créa l’Adam dans son image et comme sa ressemblance : masculin et féminin. Le texte nous enseigne deux choses essentielles : les mots masculin (zakhar) et féminin (neqeva) sont d’une tout autre racine que les mots homme (ich) et femme (icha), et d’autre part l’image de Dieu comprend le masculin et le féminin.
Il y a donc une dimension féminine en Dieu. Et le couple hébraïque masculin féminin ne recoupe pas la division homme femme. Le schéma grec ne saurait donc être plaqué sur l’hébreu. En effet le grec pense la forme et l’esprit comme masculin dans l’exclusion et le rejet du féminin matériel. Si l’hébraïsme pense le féminin en Dieu, une telle dimension ne saurait donc être rejetée !
Cette dimension féminine a été largement explorée dans les textes des cabalistes du Moyen Age. Charles Mopsik, le grand traducteur de ces textes, explique ainsi, que ces cabalistes ayant moins de responsabilités sociales que les rabbins de l’époque, avaient pu alors se livrer à cette créativité dans leur écriture.
Je lirais de cette description, que l’excessivité des responsabilités sociales pourrait déterminer une forme de pouvoir au profit des hommes, monopolisant la dimension du masculin et rejetant comme des Grecs, le féminin et les femmes.
Or le texte biblique et la psychanalyse nous l’ont transmis : il y a en chacune et en chacun du masculin et du féminin. Ces divisions ne recoupent pas celles - grecques - de la forme et de la matière, mais celles (hébraïques) du don et de la réception qui indiquent un tout autre rapport au monde et au divin.
Et en particulier cette pensée étrange venue de l’hébraïsme et qui nous dit que le monde a été créé avec les lettres de l’alphabet. Nous voilà encore bien loin du grec qui privilégie la pensée sur la parole et sur l’écrit. La pensée serait vive alors que l’écrit serait la copie de la parole, elle-même copie de la pensée. Ecriture, copie d’une copie. Quelque chose comme une disqualification matérielle et donc féminine. Tout à l’opposé de l’hébraïsme !
Si nous pensons le monde comme créé par des lettres ( les lettres de l’alphabet -aleph-beth - bien sûr, et non pas les hiéroglyphes égyptiens qui ressemblent aux choses), nous entrons dans le domaine de la prophétie ou de la littérature infinie. Or les Sages nous ont appris de cette recommandation que le Très-Haut donna à Abraham : “Ecoute la voix de ta femme !”, que le femmes ont une capacité prophétique supérieure aux hommes.
Alors la Bible aurait bien pu avoir été écrite par une femme !

P.S. Je plaisante bien sûr ! Si le masculin et le féminin ne sont pas homme et femme, cela veut dire que le masculin et le féminin sont à l’oeuvre dans toute production littéraire. Mais cela veut dire aussi - et cela nous engage - que les femmes n’ont pas à être considérées comme la matière servile était traitée en Grèce !

Monique Lise Cohen
Extr. de la Revue Aviv,
Toulouse, n°157, septembre 2002


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Mise à jour : 6 février 2005