Pourquoi la question du voile des jeunes filles musulmanes suscite-t-elle chaque fois une si grande émotion dans notre pays ? Quelle est le stigmate profond enfoui dans l’âme occidentale pour produire une telle frayeur ? Comme si le fondement même de notre monde en était ébranlé. Quel est ce monde, notre monde, que le voile inquiète ?
La déchirure du voile
La vérité en Occident est souvent représentée comme
une femme entièrement nue. A l’époque de l’Affaire
Dreyfus, on connaît un jeu - “Le jeu de l’Affaire Dreyfus
et de la Vérité” - qui à la manière d’un
Jeu de l’Oie, amène les protagonistes vers le dévoilement
final ou la vérité : une femme entièrement nue, ayant
rejeté son immense chevelure déployée en arrière,
et soutenant au dessus de sa tête un miroir de lumière. Le jeu
est semé de vérités partielles (femmes nues partiellement
recouvertes de leur chevelure ou cachant d’un geste encore pudique une
partie de leur corps). De nombreux obstacles parsèment ce parcours vers
la vérité. Signalons que la case 58 est une tête de mort
surmontée d’un chapeau mondain et porte ce titre : “Mort
de la dame voilée”. Une mystérieuse femme voilée
hante les péripéties de l’Affaire. En effet vers la fin
de l’année 1897, tout Paris se passionne pour l’épisode
de la dame voilée qui prévient les traîtres et additionne
le mensonge à la trahison (1). Indice de la machination, elle ne fait
que produire des voiles qui s’enroulent sur d’autre voiles et étouffent
la vérité.
Car la vérité serait sans voile ou encore nue. D’où vient
cette affinité entre la vérité et la nudité? En
grec la vérité se dit aletheia que l’on traduit par dévoilement.
N’est-ce pas parce que la Grèce est cette région médiane
entre l’Orient et l’Occident, qu’elle connaît encore
le nom du voile qui résonne dans le nom de la vérité?
A la source de la civilisation occidentale, on rencontre encore cette pensée
issue des Evangiles : “Et voici le voile du Temple se déchira
en deux, du haut en bas...” (Mathieu, 27, 51). L’Occident se pense
dans la déchirure du voile.
Qu’est-ce que le voile? Il est le rideau du tabernacle qui, selon la
plus ancienne tradition orientale, symbolise, comme l’écrit Ernst
Kantorowicz (2), le firmament séparant le ciel et la terre. Le voile
séparait à l’intérieur du temple de Jérusalem,
le sanctuaire du saint des saints (Exode 36, 33) afin de ne permettre aucune
illusion idolâtre de la possibilité d’une vision de Dieu.
Ce qui nous vient du divin dans la distance qu’institue la séparation
du ciel et de la terre, ou la séparation du voile, ce n’est pas
une image mais une voix. De façon générale, dans les traditions
juives et musulmanes fondées sur l’interdit de la représentation,
le voile est la manifestation du divin, et la vérité ne se dévoile
pas dans la nudité, ne s’offre pas à la vision.
Vêtement et vérité Contrairement à l’utopie
occidentale d’un homme nouveau ou d’un homme vierge (ce que
les Espagnols crurent, au début de la conquête, au XVIème
siècle, trouver chez les Indiens d’Amérique), l’homme
(la femme) oriental(e) résiste obscurément à cette
idée de virginité des commencements. Entièrement immergé(e)
dans la littérature (contes, paraboles, textes saints, etc.), il
(elle) s’enveloppe de ce vêtement de littérature qui échappe
douloureusement à l’exigence occidentale d’idées
claires et distinctes ou de la vérité comme adéquation
de la chose et de l’esprit. C’est pourquoi, souvent, les Orientaux
sont-ils soupçonnés de mensonge.
Les vêtements que les femmes et les hommes portent sont en référence à cette
dimension ontologique du voile. En Orient et en Extrême-Orient, les femmes
(et les hommes) ont souvent la tête couverte. Faut-il envisager dans
les pays occidentaux, de leur laisser ce droit seulement dans un espace privé?
Faut-il comprendre le fait que les femmes aient la tête couverte comme
un signe uniquement de l’oppression qu’elles subissent de la
part des hommes?
Réfléchissons à la première question. C’est
seulement dans la civilisation chrétienne que les femme qui “prennent
le voile”, c’est-à-dire le religieuses, se retirent de l’espace
public et profane. Ne serait-ce pas un impérialisme culturel d’appliquer
universellement ce schéma ?
D’autre part la distinction de la vie privée et de la vie publique,
qui recoupe celle de la différence de l’homme et du citoyen, ne
relève ni de l’expérience juive ni de l’expérience
musulmane. Ce dualisme issu des Lumières et de la Révolution
française installe dans l’intimité de la vie privée,
la spiritualité religieuse, à la différence de la clarté de
la loi à laquelle le citoyen est soumis. Mais l’expérience
juive et musulmane n’est peut-être pas nécessairement, et
sur le modèle chrétien, celle d’une spiritualité privée
et intérieure. Puisque d’une part les actes de la vie quotidienne
sont concernés par la tradition et que d’autre part ce qui fonde
l’être-ensemble, pour le judaïsme que je connais, est
un cadre juridique.
Que peut-on proposer comme début de réponse à la deuxième
question ? Nous savons également que le dévoilement n’est
pas forcément le critère de la liberté : ce n’est
pas nécessairement parce que les relations sexuelles entre les jeunes
sont entièrement libres que les jeunes filles ne subissent plus d’oppression.
Le mouvement des jeunes filles “ni putes, ni soumises” en est l’expression.
Et puis est-ce vraiment librement que les femmes se dévoilent et se
dénudent en Occident ? Les images de femmes dévêtues qui
accompagnent la plupart des publicités sur les murs et dans les magazines,
ne pèsent-elles pas d’un poids immense sur toutes les femmes ?
Est-ce la femme qui veut se dévêtir en Occident ou bien est-ce
l’homme qui regarde une femme dévêtue ?
Le voile, lui, a bien une signification sexuelle, mais si l’on pense
qu’en Orient la chevelure a peut-être un lien avec la sexualité,
le voile ne correspond pas seulement à la volonté de domination
masculine, mais à une expérience de la pudeur. Et le fait de
se dévoiler ne correpondrait-il pas à une effraction de l’intimité sexuelle?
Et si les femmes se réappropriaient la question du voile ?
Le port du voile est certainement aussi la marque de l’oppression subie
par les femmes de la part des hommes. Mais ceci durera tant que les femmes
n’auront pas une parole sur ces questions.
Peut-être même la signification du voile, dans la différence
entre l’Orient et l’Occident, est-elle rendue confuse, voire oubliée,
tant l’oppression que subissent les femmes les privent de parole, et
tant que durera, comme une évidence ininterrogée, l’image
d’une femme toute nue pour figurer la vérité. Un discours
strictement masculin sur le voile (pour ou contre) ne fera que renforcer l’état
de fait de la domination masculine ! Si les Orientaux veulent que les femmes
soient voilées, et si les Occidentaux veulent que les femmes soient
dévoilées, quelle différence peut-il y avoir entre
deux discours chaque fois tenus par des hommes ?
Le voile se réfère cependant à de profondes traditions
religieuses orientales différentes des conceptions occidentales de la
vérité. Quelle parole les femmes pourront-elles apporter qui
ne soit pas le regard masculin occidental en faveur de la vérité toute
nue ? Le débat est faussé lorsque l’on pense seulement
que des hommes autoritaires et phallocrates obligent les femmes à se
couvrir la tête pour assurer leur domination. Le débat est faussé parce
que ce n’est qu’un point de vue d’homme ! Le dévoilement
paraît alors indispensable dans l’esprit des idéaux de la
Révolution française: “ni Dieu, ni maître”.
L’être humain (homme ou femme) doit être autonome. Car ce
qui compte c’est la sincérité des intentions, un fond de
radicalité de la personne qui ne serait protégé par aucun
vêtement. Sincérité, transparence et autonomie comme critères
ininterrogés de la personne humaine.
Les Orientaux auraient-ils (elles) quelque chose à nous enseigner ?
Le voile n’est peut-être pas le contraire de la liberté.
Le voile qui permet de ne pas s’agenouiller devant des idoles, ce voile
qui laisse passer la voix et la parole, et non les images, peut-être
ce voile est-il une des ressources du féminin que les femmes auraient à se
réapproprier, dans un effort de parole, en résonnance avec
cette voix qui traverse le voile antique.
Parole féminine, parole prophétique. Car la prophétie
au sens hébraïque n’est pas une prédiction d’avenir,
elle n’est pas une voyance. Elle invente l’avenir quand tout paraît
impossible, quand le monde paraît fermé par une vision d’apocalypse.
Maurice Blanchot écrit : “Quand tout paraît impossible...
Alors la parole prophétique qui dit l’avenir impossible, dit aussi
le “pourtant” qui brise l’impossibilité et restaure
le temps.” (3)
La Bible nous l’enseigne. Les femmes ont un don prophétique supérieur
aux hommes. Alors peut-être aujourd’hui, nous femmes, pourrions-nous
nous réapproprier la question du voile ? Parler du voile, sans souscrire à l’idéal
masculin de la vérité toute nue, ne serait-ce pas la dimension
de la parole des femmes pour le Troisième Millénaire ?
Monique-Lise Cohen
1. Jean-Denis
Bredin, L’Affaire, Paris, Julliard, 1983
2. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989
3. Maurice Blanchot, “La parole prophétique”, in Le
livre à venir. Paris, Gallimard, 1986
Cette question aussi
provocante soit-elle, eu égard aux images pieuses
qui hantent les grandes religions monothéistes, recèle cependant
un appel, un questionnement très authentique.
En effet l'omniprésence des hommes dans la vie religieuse, la mise à l’écart
des femmes, dans les synagogues, dans les institutions (à part les oeuvres
sociales ou l’enseignement pour la petite enfance) donnent de nos communautés
une image très XIXème siècle. Tel est le constat, la description
un peu sommaire d’une réalité souvent rétrograde
et issue d’un vieux jacobinisme misogyne.
Rappelons l’origine de notre situation. La France révolutionnaire,
jacobine puis bonapartiste a élu Paris comme capitale politique et culturelle à la
fois, et ceci dans une pensée de la division entre travail intellectuel
et travail manuel. A Paris on trouverait les grandes écoles, la culture
et la pensée, etc., en opposition à la Province réduite
au travail manuel et au silence parce que les langues qui y étaient
pratiquées étaient appelées “patois” depuis
la capitale. Ces divisions dualistes s’inspirent du dualisme platonicien
qui sépare la forme et la matière et qui attribue à la
forme les qualités viriles et masculines et à la matière
la passivité du féminin. La pensée virile à Paris,
les fifres et les fanfreluches en Province.
Ces divisions, grâce au Ciel, ne sont pas issues de l’hébraïsme,
mais de la philosophie grecque. Pourtant elles semblent marquer le fonctionnement
même de nos institutions qui privilégient la réalité nationale
sur la capacité de créativité locale.
Or la France aujourd’hui change. Un grand penseur de l’Occitanie,
Félix Castan, qui mena plusieurs dialogues avec Henri Meschonnic lors
de la Fête des langues à Toulouse, expliquait ainsi que la France
est “une” politiquement et “plurielle” culturellement.
Qu’il ne faut pas confondre capitale politique et capitale culturelle,
et que la pluralité culturelle ainsi que la pluralité linguistique
est une semence de vie.
Aujourd’hui la France est en recherche d’une décentralisation
culturelle et elle est porteuse de ce débat sur les langues de France
qui, outre le français, bien sûr obligatoire, devrait permettre
la reconnaissance et la pratique des langues régionales ainsi que d’autres
langues appelées “langues de France" comme le yiddish, l’arabe
dialectal, etc.
Mais n’est-ce pas là fondamentalement l’expérience
juive multi-séculaire, celle du bilinguisme qui a produit dans le monde
une si extraordinaire littérature ?
Rappelons également pour mémoire que l’unitarisme culturel
autour des thèmes de la clarté ou du génie de la langue
française furent tout autant des thèmes de l’extrême-gauche
révolutionnaire que de l’extrême-droite. Tout aussi antijuifs
les uns que les autres. L’abbé Grégoire le grand pourfendeur
des langues régionales disait dans son opuscule sur les juifs que le
yiddish était “un jargon hébraïco-tudesco-rabbinique” qui
ne servait qu’à “épaissir la fourberie et à masquer
l’ignorance” ! Tout cela au nom de la clarté de la langue
française et d’une idéologie de la transparence où se
détruit la littérature.
Henri Meschonnic explique qu’une langue n’est jamais le modèle épuré que
voudrait en produire une Académie (comme l’Académie française)
mais qu’une langue est “fille de ses oeuvres”, et qu’à ce
titre il n’y a pas de supériorité entre les langues.
Le yiddish qui a produit une littérature exceptionnelle n’est
pas un patois de l’allemand, mais une langue à part entière.
Revenons au féminin et à la Bible. Le texte de la Genèse
nous enseigne que Dieu créa l’Adam dans son image et comme sa
ressemblance : masculin et féminin. Le texte nous enseigne deux choses
essentielles : les mots masculin (zakhar) et féminin (neqeva) sont d’une
tout autre racine que les mots homme (ich) et femme (icha), et d’autre
part l’image de Dieu comprend le masculin et le féminin.
Il y a donc une dimension féminine en Dieu. Et le couple hébraïque
masculin féminin ne recoupe pas la division homme femme. Le schéma
grec ne saurait donc être plaqué sur l’hébreu. En
effet le grec pense la forme et l’esprit comme masculin dans l’exclusion
et le rejet du féminin matériel. Si l’hébraïsme
pense le féminin en Dieu, une telle dimension ne saurait donc être
rejetée !
Cette dimension féminine a été largement explorée
dans les textes des cabalistes du Moyen Age. Charles Mopsik, le grand traducteur
de ces textes, explique ainsi, que ces cabalistes ayant moins de responsabilités
sociales que les rabbins de l’époque, avaient pu alors se livrer à cette
créativité dans leur écriture.
Je lirais de cette description, que l’excessivité des responsabilités
sociales pourrait déterminer une forme de pouvoir au profit des hommes,
monopolisant la dimension du masculin et rejetant comme des Grecs, le féminin
et les femmes.
Or le texte biblique et la psychanalyse nous l’ont transmis : il y a
en chacune et en chacun du masculin et du féminin. Ces divisions ne
recoupent pas celles - grecques - de la forme et de la matière, mais
celles (hébraïques) du don et de la réception qui indiquent
un tout autre rapport au monde et au divin.
Et en particulier cette pensée étrange venue de l’hébraïsme
et qui nous dit que le monde a été créé avec les
lettres de l’alphabet. Nous voilà encore bien loin du grec qui
privilégie la pensée sur la parole et sur l’écrit.
La pensée serait vive alors que l’écrit serait la copie
de la parole, elle-même copie de la pensée. Ecriture, copie d’une
copie. Quelque chose comme une disqualification matérielle et donc féminine.
Tout à l’opposé de l’hébraïsme !
Si nous pensons le monde comme créé par des lettres ( les lettres
de l’alphabet -aleph-beth - bien sûr, et non pas les hiéroglyphes égyptiens
qui ressemblent aux choses), nous entrons dans le domaine de la prophétie
ou de la littérature infinie. Or les Sages nous ont appris de cette
recommandation que le Très-Haut donna à Abraham : “Ecoute
la voix de ta femme !”, que le femmes ont une capacité prophétique
supérieure aux hommes.
Alors la Bible aurait bien pu avoir été écrite par une
femme !
P.S. Je plaisante bien sûr ! Si le masculin et le féminin ne sont
pas homme et femme, cela veut dire que le masculin et le féminin sont à l’oeuvre
dans toute production littéraire. Mais cela veut dire aussi - et cela
nous engage - que les femmes n’ont pas à être considérées
comme la matière servile était traitée en Grèce
!
Monique Lise Cohen
Extr. de la Revue Aviv,
Toulouse, n°157, septembre 2002
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Mise à jour : 6 février 2005