Erri de Luca
Oeuvre sur l’eau
traduit par Danièle Valin
Poésie Seghers
On n’écrit pas sur l’eau. Puisque les
choses commencent le troisième jour dans la séparation du sec
et de l’eau. Le troisième jour, qui est celui de la beauté,
comme nous l’enseigne le Zohar. L’écriture est fille du
troisième jour puisqu’elle conjugue l’encre liquide et tout
ce qui est sec comme le calame et le papier.
Quelle est alors l’oeuvre sur l’eau ?
Au dessus des visages de l’eau, il y avait le souffle de Dieu qui planait
comme la mère oiseau sur ses petits. Erri de Luca nous convie à la
rencontre des visages.
En hebreu le mot “visage” est toujours au pluriel. Comme le mot “eau” (maïm).
Erri de Luca est fils du troisième jour auquel il fait allusion secrètement
en évoquant dès le début de l’Oeuvre, le troisième
verset qui dit :”Yehi Or”, Qu’il y ait de la lumière
!, et il nous convie à une rencontre de l’eau dans le texte de
la Bible dont il inventorie les visages.
Et puis il revient à notre monde incarné. Aujourd’hui.
Dans sa vie à lui. Homme, combattant, travailleur, écrivain.
Erri de Luca réécrit la Bible. Nous l’avons déjà lu
avec étonnement. Puissance du midrach.
Souffle prophétique dans les écrits d’Erri de Luca. Le
même souffle que celui qui planait sur les visages des eaux au commencement,
mais qui était en attente du sec, de la terre.
Incarnation du calame afin que les visages de l’eau, comme ceux des chérubins
de l’Arche d’Alliance, se tournent l’un vers l’autre,
dans l’embrassement du masculin et du féminin.
O non pas pour se dissoudre dans l’eau, car le Très-Haut avait
voulu qu’il y ait séparation des eaux, le deuxième jour,
afin qu’il n’y ait plus de mélange sans nom, et pour inventer,
dans la beauté du troisième jour, une nouvelle page d’écriture.
L’oeuvre sur l’eau, elle est une page d’écriture du
fils de Dieu
Daniel Cohen
Psoas
L'Harmattan, 2001
(Ecritures)
L'éditeur nous en fait prendre connaissance : "le narrateur du
récit a trouvé dans ce mot admirable "psoas" dont la
racine grecque signifie "lombe", "rein", de quoi résumer
une vieille et longue histoire d'amour."
Au long du récit de la maladie de sa mère et l'accompagnement
qu'il lui prodigua, avec son amour pour elle et sa volonté farouche à lui,
dans la pauvreté, les privations et les difficultés de la vie,
Daniel Cohen nous rend possible, peut-être à partir cette fois
du thème hébraïque des reins, une descente dans cette matière
spirituelle qu'est l'écriture. Par où se réinvente la
vie.
"Descente" comme cette "descente dans le char divin" dont
parlaient les mystiques juifs, au début de l'ère chrétienne,
dans les cercles de Babylonie.
Sous le terme grec, la trace de l'hébreu. C'est depuis les reins que
l'esprit de Dieu souffle en vue des résurrections littéraires.
N'est-ce pas ce que les textes anciens nous transmettent d'Abraham qui découvrit
- ou inventa - à partir de ses reins, l'enseignement de la Torah ?
Jean-Claude Milner
Les penchants criminels de l’Europe démocratique
Editions Verdier, 2003
L’Europe, écrit Jean-Claude Milner, née de 1815, repose
sur un paradoxe : la société moderne illimitée, y entre
en collision avec la théorie politique, qui est une théorie des
touts limités. Aujourd’hui, dit-il, l’Europe est unie, et
cette unité est celle de la société moderne illimitée.
Dans l’illimitation actuelle, Jean-Claude Milner semble déceler
l’absence du signe juif. Constat terrifiant. La société européenne
illimitée marque la victoire posthume du nazisme qui ayant mené deux
guerres, l’une contre les nations et l’autre contre les juifs,
avait perdu la première, mais semble avoir gagné la seconde,
par la disparition des juifs des pays et régions de l’Est européen.
Là où la judaïsme s’était maintenu dans sa
profonde tradition d’étude.
Reste en Europe des juifs issus des Lumières comme produits de l’illimitation
elle-même.
L’Europe se construit sans les juifs, dans un processus indéfini
où les barrières de la paix et de la guerre s’annulent,
où la multiplication des pouvoirs interdit tout critère d’évaluation,
de décision. Politique ou morale. Société démocratique
illimitée ayant même pris le pas sur la politique.
Combien de fois entend-t-on, comme un christianisme dévalorisé en
gnose : “il ne faut pas juger !” ou encore “il faut pardonner” !
L’exemple est tout de suite donné dans l’évidence
et la tranquillité des coeurs : “les Juifs devraient pardonner
!”
A qui ? Aux nazis ?
On dirait que oui, c’est ce qu’on murmure, comme une rumeur qui
nous assaille de
partout : les juifs devraient pardonner...
Le Christ fait ici figure de Socrate rustique et bonhomme qui invite les juifs à pardonner à leurs
assassins.
C’est ça la démocratie. Comme le neutre que stigmatise
Emmanuel Lévinas, la source de toute violence.
Quelle serait aujourd’hui la limite ? Jean-Claude Milner la nomme “circoncision”,
limite sexuelle qui inclut une “quadriplicité” : masculin-féminin-parents
enfants.
Ce que la société moderne illimitée, déjà préfigurée
par saint Paul, avait entrepris
d’abolir : ni juif, ni grec - ni homme, ni femme.
Où l’illimitation dans l’indifférence a-t-elle commencé ?
Je voudrais dire dans la suite de Jean-Claude Milner, que la Bible reconnaît
quatre circoncisions : le sexe (pour les hommes), le coeur, les lèvres
et les oreilles (pour les hommes et les femmes).
Si circoncision se dit en hébreu “mila”, c’est-à-dire
mot, parole, cela indique précisément une responsabilité à l’égard
de la parole. L’être humain, la créature, comme être
de parole, doit veiller à ce qu’il dit.
Et alors on sort des logiques illimitées qui, depuis la philosophie
des lumières, abolissent la parole, l’effort de parole et d’écriture,
pour ne laisser crier que le coeur dans sa sensation intime qui le fait fusionner
avec la nature et le divin. Les philosophes des lumières, Diderot, Rousseau,
Kant, stigmatisaient le modèle juif comme l’anti-modèle
de l’humanité. Pourquoi ? Parce que les juifs lisent et écrivent
toujours. Alors que la religion du coeur devrait abolir les livres.
La société moderne illimitée est celle du penchant du
coeur. De ses voies illimitées. A l’exact opposé de l’injonction
biblique qui nous ordonne : “Ne suivez pas le chemin du coeur et le chemin
des yeux après lesquels vous vous prostituez” (Nombres 15, 39).
Commandement repris dans le livre des 613 commandements et valable en tout
temps et en tout lieu. Le texte précise que le penchant des yeux conduit à la
débauche et le penchant du coeur à l’apostasie.
Circoncision à l’ordre du jour de notre humanité. Hitler
n’avait-il pas dit : “je suis contre la circoncision et la conscience” !
Souvenons-nous que le Nouveau Testament est tout entier fondé sur l’idée
de la circoncision du coeur, et que les chrétiens, à cause de
leur antijudaïsme, ne savent plus ce qu’est la circoncision du coeur.
Il croient, et tant d’autre avec eux, que le coeur, comme chez Rousseau,
est naturellement bon, et qu’il suffit de ne pas faire comme les juifs
pour développer une société harmonieuse et pacifique.
Ils devraient relire leurs textes.
Mais peut-être, nous, juifs et noachides, avons-nous à la relire
avec eux ? Et si la circoncision - celle du coeur - était la question
du jour ?
Peut-être alors pourrait-on penser et expérimenter la paix, le
chalom, non plus dans le processus indéfini d’indistinction et
la paix et de la guerre, ni dans l’illusion (antisémite) de l’harmonie,
mais dans la “quadriplicité” dont parle Jean-Claude Milner.
Y-aurait-il là une voie ouverte pour l'humain, la créature ?
Jean-Michel Salanskis
Extermination, loi, Israël
Ethanalyse du fait juif
Les Belles Lettres, 2003
(L’arbre de Judée)Un livre remarquable qui mesure l’existence
et l’étude juives à l’aune de la conceptualité occidentale.
La lecture du livre de Jean-Michel Salanskis ouvre le champ de la pensée,
nous invite à cet effort, et nous fait quitter ces terres désolées
de l’opposition entre le sacré et le profane ou encore la foi
et le savoir. Séries d’oppositions malheureuses issues d’un
christianisme platonisant, et qui ont marqué, au détriment de
la pensée elle-même, l’exclusion de la Bible en Occident.
Ou sa mythologisation. Foi, mythologie et sacré signent l’échec
du religieux aujourd’hui dans un monde d’inculture qui a refusé d’entendre
ce que la Bible et ses commentaires juifs donnent à penser.
Les Juifs, malheureusement, relèvent, dans la conscience occidentale,
du “crime contre l’humanité”, alors que l’hébreu
devrait faire partie des “humanités” au même titre
que le grec et le latin.
Mais s’il faut commencer ainsi, par ce crime, alors écoutons Jean-Michel
Salanskis qui ouvre son oeuvre par une réflexion sur l’extermination.
Il écrit (p.49) : “Une dimension de manifestation du fait juif...
doit être une dimension dans laquelle l’identité juive est
au travail, s’élabore.... L’anti-judaïsme comme mode
intellectuel ou représentatif nous semble au contraire, de façon
tout à fait caractéristique, une non-élaboration. L’intentionnalité haineuse
redéfinit son objet, le postule égal à lui-même...
Inversement, la tradition de la loi juive déploie, comme contenu d’obligation,
l’identité juive.”
J.-M. Salanskis nomme ici le malentendu fondamental, la source de la haine
: l’antisémite cherche à déterminer une nature juive...
qui n’est pas. Car le juif s’élabore lui-même dans
la pensée et dans l’obligation.
En clair, il n’y a pas d’identité juive. Ni de religion
juive. Qu’est-ce qu’être juif ? Puisqu’ici il n’y
a pas de mystères, puisque les textes ( en perpétuelle élaboration)
sont toujours dévoilés, puisqu’il n’est question
que de loi et de pensée.
Dans quelle illusion l’antisémite se fourvoie-t-il ? Il croit,
lui, dans un fond d’authenticité de la personne humaine. Il croit
en la transparence des coeurs et des esprits. Précisément des
coeurs. J’ai eu l’occasion d’étudier cette question
dans un doctorat publié sous ce titre : Les Juifs ont-ils du coeur ?,
et j’ai pu lire dans le texte de la philosophie des lumières (Kant,
Rousseau, Diderot), sous le nom de “religion naturelle” ou “religion
du coeur” les éléments de la naissance de l’antisémitisme
moderne. L’idée est que pour rencontrer Dieu, il suffit de son
coeur dépouillé de l’artifice des signes et de la littérature.
Il ne faut donc pas faire comme les Juifs qui écrivent tout le temps.
L’idée d’une exclusion des Juifs de l’humanité affleure
dans ces textes.
Tous les antisémites se disent avoir le coeur pur, alors que les Juifs
pratiquent la duplicité, le double langage et ignorent la bonne foi.
L’idée de l’universalité de la nature humaine (qui
est l’idée généreuse des lumières) tout autant
que l’idée d’une race supérieure utilisent dangereusement
les mêmes concepts et le même refus de l’écriture
comme salissure, duplicité.
Jean-Michel Salanskis nous conduit vers une compréhension du fait juif
et une approche de la loi qui nous font quitter les arcanes de la foi ou de
la sincérité du coeur. La loi que la tradition juive édicte,
est “constamment recomprise dans l’étude par rapport au,
et en termes du, fait humain qu’elle affronte” (p. 228). La loi
juive dans son incessante élaboration et sa jurisprudence combine l’idéal
et des connaissances psychologique, sociologique, physique, etc.
Ainsi le Juif que l’on voudrait fixer dans une identité, y échappe,
et l’antisémite ne retrouve que le miroir de lui-même. Vide
dans son coeur pur. Ne reste que la haine pour masquer son absence de pensée.
Qu’est-ce qu’être juif ? Si le judaïsme est devenu une “religion” dans
certaines périodes de l’histoire, et particulièrement à l’époque
de la Révolution française - prix à payer de l’émancipation
- il demeure cependant tout autre chose dont J.-M. Salanskis s’approche
de façon rationnelle en comparant les études talmudiques aux
mathématiques, à la physique, à la philosophie et à la
logique.
L’étude et la pratique des commandements ouvrent à l’infini,
et font sortir de ces risque majeurs que sont la naturalisation de l’esprit
(si bien critiquée par Husserl) et le théologico-politique lié à l’existence
de l'État d’Israël.
La conclusion du livre, sur Israël, est comme un souffle d’air nouveau,
un souffle prophétique qui nous arrache au théologico-politique,
montrant le peuple juif, entre les nations et Israël, comme un peuple
historique. Jamais défini par une identité géographique
(le sol, le sang et la race).
Car l’identité géographique est celle de l’Egypte,
la terre mère, que l’on a quittée pour aller vers la terre
promise, comme l’on va vers la fiancée.
N’était-ce pas également la mission que semblait confier
Emmanuel Lévinas à l'État d’Israël : “La
traduction en “grec” de la sagesse du Talmud est la tâche
essentielle de l’Université de l'État juif, plus digne
de ses efforts que la philologie sémitique, à laquelle les universités
d’Europe et d’Amérique suffisent. Le judaïsme de la
Diaspora et toute une humanité étonnée par la renaissance
politique d'Israël, attendent la Tora de Jérusalem”. (Quatre
lectures talmudiques)
Fanny Lévy
La blessure invisible du commencement
L’Harmattan, 2003
(collection Ecritures)
Qu’y-a-t-il au commencement ? Paprika, une enfant,
une jeune fille, une femme (peut-être Fanny Lévy elle-même)
recherche le commencement par où était venue la folie, l’écrasement
de l’âme. Quel est ce ratage initial ou au contraire cette fulgurance
qui nécessairement nous échappe, peut-être trop grandiose
ou au-delà de notre compréhension, et qui peut produire dans
le monde la folie, les camps, la méchanceté au quotidien.
L’enfant, la jeune fille, la femme mêle dans sa recherche, sa mère
Malka déportée à Ravensbrück, Milena Jesenska déportée
au même camp et Unica Zörn, sa contemporaine, une femme malade dans
un hôpital psychiatrique.
Elle mêle l’interrogation sur sa mère (a-t-elle connu Milena
au camp, comment y a-t-elle survécu ? que s’est-il passé ?)
et l’interrogation sur sa naissance, sur sa conception. Mon père
est-il mon père ?
Malka, sa mère, est morte très tôt. Son père souvent
absent, remarié à une belle-mère trop dure, est resté figé dans
le souvenir de sa première épouse et n’a pas vu grandir
son enfant.
Hommes absents, son père, son mari, son enfant, son fils qui sera confié à son
mari après leur divorce.
Etrangement un grand pan de l’histoire manque dans le roman de Fanny
Lévy. La mort de son père, son divorce à elle.
On dirait cependant que c’est dans l’éloignement de ces
hommes qu’elle peut se trouver elle-même et accéder à la
question du commencement.
En fait ce n’est pas tout à fait cela. Elle n’accède
pas à elle-même à la façon gnostique du “Connais-toi
toi-même !”. Elle n’accède pas non plus à la
connaissance philosophique de l’immortalité de son âme.
Elle s’approche d’une parole de la création sur le mode
hébraïque. Dans la connaissance des risques majeurs qu’encoururent
les Quatre Rabbis qui entrèrent dans le verger du Paradis : la folie,
la mort, la trahison. Seul le maître, Rabbi Akiba, entra et sortit
en paix.
Dans ce roman extraordinaire qu’il ne faudrait pas dire initiatique,
Fanny Lévy nous conduit sur le chemin de l’écriture jusqu’à l’embrasement
des lettres. Jusqu’à la connaissance des lettres comme feu. Feu
noir sur feu blanc. Où la descente en nous-mêmes n’est pas
un retour involutif à une présupposée source divine en
nous (la gnose encore !), mais la descente dans la matérialité des
lettres.
Fanny écrit Paprika ; Paprika écrit. Elle écrit Fanny
peut-être. Certainement. Mais une Fanny transfigurée par la lettre
qu’elle est elle-même. Transfiguration qui prend les chemins où des
paroles masculines résonnent enfin pour elle. Présence du masculin
dans la création.
En écho à la littérature de Paprika-Fanny, c’est
un peintre qui lui enseigne cette matérialité-là. Pourquoi
un peintre ? Parce que la peinture révèle la matérialité elle-même.
Parce que la lettre naît du silence, et que le peintre connaît
le silence. Comme dans le précédent livre de Fanny Lévy
: Dans le silence de Mila. Car la parole (mila en hébreu) vient du silence.
Elle vient du silence de la lettre, pour faire mentir l’Occident philosophique
qui depuis un certain platonisme, considère l’écriture
comme une copie de la parole. Pour revenir à la lettre d’où vient
la parole, il y faut, parfois, l’expérience du silence de la
peinture.
La lettre d’où vient la parole. Celle, la seule, d’où l’esprit
peut s’élever, en reconnaissance et en grâce, car il habite
la lettre toujours renouvelée, celle qui déploie la création
dans le mouvement généreux du récit.
Car le secret du secret est dans le dépliement des lettres, ainsi que
se révèle le divin qui dit “Je” au mont Sinaï et
qui énonce les Dix commandements, dont le Premier “Je suis l’Eternel
ton Dieu, qui t’ai fais sortir d’Egypte, d’une maison d’esclavage..." s’énonce
ainsi selon la commentaire qui déploie en acrostiche le “Je /
Anokhi” : “J’ai donné et mis mon âme dans l’écriture”.
Danielle Storper Perez
Chronique du religieux à Jérusalem 1999-2000
Y a-t-il un messie dans ma rue ?
L’Harmattan, 2002
Danielle Storper Perez s’est fixé un pari : tenir une chronique
de Jérusalem jusqu’au millenium. An 2000. Il lui fallait être “persévérante” selon
des critères qu’elle s’était fixés elle-même
: réceptivité, prophétie, parole de femme.
Pari tenu.
La lecture de cette chronique du religieux à Jérusalem nous fait
pénétrer dans un univers extraordinaire, celui - pour paraphraser
Flavius Josèphe - de la “guerre des Juifs”, ou encore dans
un univers où le quotidien est quotidiennement miraculeux, où l’ordinaire
et ordinairement extraordinaire comme dans les contes de Joseph Samuel Agnon
ou d’Isaac Bashevi Singer.
La guerre que se livrent les Juifs entre eux est incroyable et objet du récit à la
fois. Décrivons un peu : violences verbales ou autres, multiplicité des
partis politiques, extrême diversité des groupes religieux,...
tout cela sur le fond de la crise permanente au Moyen Orient et des grands
bouleversement internationaux (Kosovo,...).
Que nous enseigne le pari de Danielle ? Quel est le sens des critères
qu’elle s’est fixés ?
L’attitude de réceptivité déjoue les logiques politiques
fondées sur le soupçon ou la “loi des suspects” comme
l’avait inventée la Révolution française à l’époque
de la Terreur.
Etre réceptive, c’est refuser la “causalité diabolique” (d’après
un titre de Léon Poliakov) qui voit des logiques souterraines à l’oeuvre
dans tout événement, dans toute parole.
Etre réceptive c’est refuser de juger les intentions. C’est
raconter, écrire. Avec “persévérance” (voir
page 62-63 du livre).
Est-ce cela la prophétie ? Nous savons de l’enseignement de nos
maîtres que la capacité prophétique des femmes est supérieure à celle
des hommes. Les sages trouvent cet enseignement dans la parole de Dieu à Abraham
: “Ecoute la voix de ta femme”. Le prophète est celui -celle
- qui, lorsque tout paraît impossible, ouvre un chemin dans le monde,
ouvre les voies d’un avenir par la force de la parole. La parole ici
n’est ni journalistique ni militante, mais elle pulvérise les
images, les slogans, les idées toutes faites, les préjugés
et la langue de bois. Victor Hugo disait que le poète se doit d’être
prophète.
Peut-être dans les temps antiques, la prophétie était-elle
orale, mais dans notre modernité elle se lie à l’écriture.
Persévérante Danielle qui traverse les vents de la tourmente
avec cette fidélité à l’écriture comme une
vocation féminine. Elle sait ainsi parler, nommer toutes les formes
d’exclusion des femmes, traverser de tels espaces sans que cela ne la
mette en danger, car, écrit-elle, “mon degré d’implication
dépend essentiellement de mon audace et de ma persévérance
et bien sûr de mon désir”.A lire Danielle Storper Perez,
on se dit, on a envie de se dire, que la Bible a peut-être été écrite
par une femme !
Daniel Cohen
D’humaines conciliations
roman
L’Harmattan, 2000
(Ecritures)
Comment
un chef d’oeuvre de la littérature, D’humaines
conciliations, peut-il se déployer sur l’abîme de la haine
de la littérature ?
Tel est le pari (?), le risque pris par Daniel Cohen dans son oeuvre.
Le motif, le thème est la destruction de l’Europe (corps, âme
et esprit) par la bête nazie. Les protagonistes, Mme Nafala von Schwartzenberg,
de père juif et de mère chrétienne, épouse d’un
illustre diplomate noble pragois en mission à l’étranger, à Londres
puis à Berlin pour le temps du récit ; son fils Nal, une créature
superbe qui tombe dans la déchéance et le cynisme par haine (?)
de sa mère ; Pauline, l’amie de Nafala et qui est une sorte de
récitante dans le livre.
Il y a trois récitants, Nal, le fils qui écrit un premier Of
human conciliations, Pauline dont le regard, l’amitié et l’admiration
pour Nafala élève dans la clarté d’un universel
encore à venir ce qui s’était abîmé dans la
putréfaction de l’Europe et dans l’abandon du fils, Daniel
Cohen qui réécrit tout au long de 17 ans (1983-2000) son propre
texte qui est aussi le livre esquissé par le fils, mais aussi le livre
brûlé de Nafala.
Livre brûlé par le fils. Effacement du devoir de mémoire.
Mais l’on sait cependant cet enseignement de Rabbi Nahman de Braslaw
selon lequel la possibilité d’écrire s’édifie
d’un livre brûlé.
Nafala est la quintessence de la culture européenne. Elle est une femme
immensément cultivée. Et elle écrit. Et elle peint aussi.
Elle incarne la symbiose impossible des judéo-allemands. La fleur de
l’Europe.
Cela que la bête a piétiné.
Mais le fils piétinait déjà les roses.
Connaissance, raffinement, monde des arts, mais aussi quelque chose qui touche à la
nostalgie et au tragique. Ce raffinement, à la pointe d’un effort
qui se fait art de vivre, qui fait de la vie un art, ce raffinement semble
pressentir, connaître l’angoisse tragique de sa propre fin. Oedipe
déserté par le divin, Antigone qui meurt en intériorisant
cet appel : “mon Zeus”.
Solitude de l’homme sans dieu, intériorisation qui se transforme
en nostalgie, mélancolie. Approche du tragique (Trauer-spiel : le “jeu
du deuil” en allemand).
Peut-être est-ce de cela que le fils, l’enfant, le jeune homme
ne voudra pas ? Pressentiment qui le conduira longtemps après la guerre
vers Jérusalem. Mais je doute qu’il ait compris quelque chose à Jérusalem,
lui qui se sent au-delà du sacré, sans comprendre cependant que
Jérusalem n’est nullement sacrée.
Piétinement de la culture dans la vieille Europe par l’immonde
casqué et botté. “Quand j’entends le mot culture,
avait dit l’immonde Goebbels, je tire mon revolver."
Mais il y avait aussi le piétinement de la culture de la mère
(la même que celle de la vieille Europe) par le fils.
D’où est-elle venue cette haine de la culture ? En Europe même
? Mon Dieu, comment cela a-t-il pu venir en Europe, et en Allemagne, au sein
du peuple le plus cultivé de la terre ?
La haine de la littérature, je la dirai haine du sacré au nom
du sacré. Le sacré qui se mord la queue sacrée. C’est
de là qu’elle est sortie la bête qui a mis des divinités
nordiques dans les buissons et les cours d’eau, en lieu et place de ce
que le judéo-christianisme nous a transmis comme amour infini de la
littérature. Amour de la littérature infinie. Parce que Dieu écrit
chez les judéo-chrétiens. Il a créé le monde avec
sa parole ou avec les lettres de l’alphabet. Il est le premier écrivain
de l’Infini. Il nous protège des démons de la nostalgie,
il fustige et impurifie le sacré et ses sauces, il libère les
fils. De quoi les libère-t-il? D’avoir confondu la mère
et le sacré. Il permet le retour des pères vers les fils et des
fils vers les pères (prophétie de Malachie, chap. 3, verset 23),
dans l’éloignement du (faux) sacré maternel.
Car Nafala (judéo-chrétienne et fleur de l’Europe) ne fut
jamais dans le sacré (malgré le filament de la nostalgie).
Ce que le fils crut qu’elle était.
C’est pourquoi elle est morte du bourreau nazi amateur de sacré.
Le fils s’était trompé sur sa mère. S’était
trompé de combat.
C’est pourquoi son amie Pauline tient à jour le devoir de mémoire.
Pauline gardienne des résurrections de Nafala.
C’est pourquoi par-delà les fureurs tragiques, Daniel Cohen (écrivain
juif) élève au-dessus de cette dérision, le temps de la
réécriture, celle que la tradition hébraïque nomme “torah
orale”, celle qui transcende le caractère figé (sacré)
du premier texte écrit, la “torah écrite” (le Pentateuque),
celle qui ouvre une lecture-parole-écriture à l’infini.
(Parce que Pauline est la source du devoir de mémoire, Daniel Cohen
peut écrire D’humaines conciliations, sur le livre brûlé de
Nafala von Schwartzenberg.
Paix sur les vivants !)
Edith Velmans
Les carnets d’Edith
Editions Phébus, 2003
Edith, petite fille juive, est confiée pendant la Seconde Guerre mondiale, à une
famille protestante hollandaise. Avec générosité et courage
cette famille va la cacher pendant trois ans de guerre. Pendant ce temps, les
siens, sa mère, sa grand-mère, un de ses frères seront
déportés, et son père mourra dans un hôpital.
Pendant toutes ces année, Edith, vivant sous une fausse identité,
devra assumer cette distance vis-à-vis d’elle-même. Elle
sera Nettie, l’amie de la fille de sa famille d’accueil. Les lettres
qu’elle va échanger avec ses parents, et que des intermédiaires
généreux transporteront clandestinement, devront être codées.
Elle ne dira plus “papa” et “maman”, mais “Monsieur” et “Madame”,
et ses parents lui diront “Chère amie”.
Le livre raconte, depuis le petit journal intime de l’enfant interrompu
sur la recommandation de son père, jusqu’à la reprise d’un
journal à la libération de la Hollande, toute cette correspondance,
et nous en offre les textes.
Sur le fond de la détresse et de l’organisation systématique
de la terreur pour l’extermination des Juifs, nous lisons les paroles
d’une enfant seule face à la guerre. Il y a dans ce livre magnifique
fait de souvenirs écrits aujourd’hui et des lettres de l’époque,
quelque chose qui va bien au-delà de l’émotion. Comme une
dimension métaphysique et transcendante qui nous mène aussi jusqu’aux
sources même de la vie.
Dimension métaphysique qui ressemble à ce que nous transmet le
film de Claude Lanzmann, Shoah.
Dans l’expérience d’elle-même comme dualité,
coupure, elle ne va pas sombrer dans la schizophrénie. Il serait erroné de
penser qu’elle aurait perdu son identité, car cela relève
davantage de la mythologie que de ce qu’Edith nous enseigne dans la clarté de
son regard d’enfant. L’idée qu’il y aurait une unité de
la personne, une identité close, ne vient pas comme nostalgie ou pathos
dans le texte d’Edith.
Ce qu’elle nous enseigne, elle, petite fille, à nous, adultes,
est bien plus grand. Elle apprend à regarder dans une distance. Elle
nous l’apprend. Sa sensibilité cependant n’est jamais tarie,
et les lettres échangées avec ses parents sont totalement bouleversantes.
Mais ce serait une grande erreur de réduire la shoah au pathos de l’émotion.
Il y a tant de choses qui font pleurer que si l’on doit se fier au chemin
de l’émotion, la shoah risque d’être bientôt
vite oubliée !
Edith, elle, a appris cette part d’elle-même débordante
d’émotion et d’amour et cette autre part d’elle-même
qui regarde intensément la vie. Sans peur.
Elle écrivait à son père, le 22 juin 1943 :”Je n’ai
plus peur, et je te promets d’être prudente.” Elle lui écrit
encore : “Quant à toutes ces horreurs qui nous sont arrivées,
c’est le destin, elles n’ont rien à voir avec nous - c’est
comme ça que les choses devaient se passer.” Dans l’expérience
de la dissociation entre Edith et Nettie, il y a cette connaissance d’un
noyau indestructible de véritable amour pour les siens quelles que soient
les circonstances, noyau de sérénité ancré dans
l’éternel.
N’est-ce pas ce qu’écrivait à la même époque,
une autre jeune fille hollandaise, Etty Hillesum, dans son journal que nous
connaissons en France sous ce titre, Une vie bouleversée ?
Dans cette dissociation, elle s’achemine (elle nous conduit) vers la
connaissance fondamentale de la vie. Celle à laquelle en général
nous n’accédons pas. Quel est ce secret ? Une approche nous en
est donnée dans cette phrase qu’elle évoque au nom de son
père : “Dans une de ses dernières lettres, mon père
avait écrit : Na laisse jamais la haine, sous quelque forme que ce soit,
prendre possession de ton âme, car cela n’a jamais rien donné de
bon. La haine est une maladie qui ne fait que susciter chez les autres la même
chose - en pire.” Le secret de la vie est-il dans l’absence de
haine ? Ce n’est cependant pas ici un appel à l’amour universel.
Il n’est pas dit d’aimer les ennemis, mais de ne pas haïr.
L’absence de haine n’est pas le règne absolu de l’amour
avec ses illusions, ses déconvenues et ses déceptions inguérissables.
Pourquoi l’absence de haine ? Le Père lui dit : parce que la haine
engendre la haine. Cela est dit aussi dans la Bible : il ne faut pas haïr
dans l’intériorité de son coeur. Intériorité malfaisante
qui produit les ruminations internes, les ressentiments, et, en l’absence
de parole, engendre davantage de haine encore.
Pourrions-nous dire que l’absence de haine a lieu dans cette dissociation
entre Edith et Nettie ? C’est la dissociation qui permet ici la clarté du
regard face à la vie. Comme si la vie regardait la vie. Sans peur. Elle écrivait
encore à son père : “Je te promets... je ne me laisserai
pas vaincre par la vie.” Il faut cette clarté du regard pour ne
pas être submergée par la vie elle-même.
Alors elle saura dire à la Libération : “On a dans les
yeux le merveilleux soleil dispensateur de chaleur, on se sent traversé par
une brise fraîche, et on se dit : cette route qui s’étend à l’infini,
c’est ma route ; je ne suis pas obligée d’en suivre une
autre.”
Courageuse Edith, qui nous enseigne dans les mots d’une enfant puis d’une
adolescente, la paroles qui dénouent chez les adultes, les illusions
et les peurs inutiles. Edith nous apprend la vie, elle nous enseigne le chemin
de l’écriture comme une don pour la vision de la vie.
Paix pour les vivants !
Sylvie Courtine-Denamy
Trois femmes dans de sombres temps
Edith Stein, Hannah Arendt, Simone Weil
ou
amor fati, amor mundi
Albin Michel, 2002
L’amor fati, amor mundi dont il est question ici ne relève pas
d’une acceptation de la destinée ou d’une croyance à des
décrets astraux ou divins auxquels il faudrait se soumettre. Une telle
croyance serait celle qui confond le divin et l’astral.
Loin de toute conception astrale du destin, l’attitude de ces trois femmes
juives ressemble à cette injonction qui fut donnée à Abraham,
le premier à être nommé “Hébreu”. Après
qu’il lui ait été commandé de quitter sa terre natale
pour aller vers un pays qu’il ne connaissait pas. Abraham l’Hébreu
répondant à l’appel de Celui dont il ne connaissait pas
le nom, argumenta ainsi : “Tu me promets une grande descendance, des
nombreuses bénédictions ; mais si je pars maintenant je perds
mes richesses et je suis trop âgé pour engendrer !”. Il
lui fut dit alors : “Sors de ton destin astrologique !”
C’est sous le signe d’une telle sortie du destin astrologique que
l’on peut lire, dans l’admirable livre de Sylvie Courtine-Denamy,
la réponse de ces trois femmes, juives ou prophètes, aux sombres
temps, pour les juifs et pour l’humanité, de la Seconde Guerre
mondiale et de la Shoah.
Lorsque tout paraît impossible, lorsque les images et les visions de
l’apocalypse ferment l’avenir, le prophète est celui qui,
par la parole, brise le cercle des images pour féconder le temps, ouvrir
un avenir. Rendre possible une parole plus forte que la terreur et le mutisme
qu’elle institue.
La prophétie est alors, dans la compréhension et l’acceptation
d’une situation, la possibilité d’une mise en regard, pour
nommer l’événement, dire le sens toujours plus grand que
la vérité. Semence d’avenir où nous, lecteurs et
lectrices tardifs, recueillons, comme une bénédiction, les voies
créatives de notre présent.
Imre Kertesz
Prix Nobel de Littérature 2002
Trilogie de l’Etre sans destin
Editions Actes Sud
Etre sans destin
Le Refus
Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas
La lecture
d’Imre
Kertesz surprend. Nous bouleverse. Comme un dépliement de ce Kaddish
pour l’enfant qui ne naîtra pas : “A l’époque
j’avais compris que le monde était un endroit épouvantable
pour les petits enfants”. Comme si la réalité de notre
monde était la réalité d’Auschwitz. Continuité entre
l’enfance dans la honte et l’adolescence dans les camps.
Mais il ne s’agit pas de réalisme ou d’analyse politique.
Imre Kertesz ne parle pas comme ces spécialistes ou fonctionnaires de
la mémoire qui dressent l’étendard du “plus jamais ça” pour
accréditer le monde vivable de la normalité.
Non. Ceux-là qui évoquent naïvement la mémoire seraient
des fidèles d’un dualisme du paradis et de l’enfer. Comme
ces peintures françaises du XVIIè siècle qui séparent,
trop nettement, l’ombre et la lumière.
Imre Kertesz ressemble plutôt à Rembrandt.
En quoi il est juif !
Rembrandt qui après sa mise en faillite, vécut de longues années
dans le quartier juif d’Amsterdam, peint une lumière mesurée
par l’ombre, une ombre et une lumière mêlées. D’où la
forme humaine surgit, comme cette “forme d’être spirituelle” que
I. Kertesz nomme
à
la fin de son Kaddish. Elle est une création de sa propre vie qui par
delà le simple fait d’exister, devient comme “formée” pour
finalement subsister “pour tous et pour personne”.
C’est peut-être cela “être sans destin”. Invention
de la forme d’être spirituelle qui reste comme une fontaine offerte
pour les vivants.
Oui. Imre Kertesz parle bien comme les prophètes d’Israël.
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Mise à jour : 6 février 2005