"Penser l'événement" (Hannah Arendt)

Lettre à des journalistes sur la question de la sainteté.

Dans la violence actuelle qui bouleverse le Moyen Orient, je voudrais me permettre d'intervenir auprès de vous en faveur d'une exigence intellectuelle et morale dans le langage. S'il est question de la sainteté de Jérusalem et de lieux saints dans cette ville, nous devrions nous interroger sur la question de la sainteté et éviter les abus de langage qui confondent le saint et le sacré.

Toute l'oeuvre d'Emmanuel Lévinas, magistrale pour notre temps, est là pour témoigner de cette problématique.

Le sacré est une attitude des religions païennes anciennes qui placent des divinités ou des forces divines dans des choses. La sainteté par contre est une attitude humaine, une qualité de l'action humaine, "à l'image de Dieu", comme nous l'enseigne un passage du Lévitique "Soyez saints, car moi l'Eternel, votre Dieu, Je suis saint" (Lévitique 19,2)

Le sacré incarné dans les choses mène à la violence absolue car il surgit dans la logique des choses. La logique de meurtre est alors inéluctable.

La sainteté mène à une attitude de réserve de l'être humain. Ces thèmes-là sont largement définis dans les Livres saints des trois grandes religions monothéistes, christianisme, judaïsme et islam.

Car nous sommes des religions du livre, et même si l'Occident est largement déchristianisé, même si les journalistes sont souvent athées, il n'en demeure pas moins que les deux sources de l'Europe, la philosophie grecque et la Bible, permettent d'élever la parole au niveau de la connaissance de ce qu'est l'écriture, de cette réserve qu'implique la sainteté, loin des dérives meurtrières du sacré.

Comme le dit Emmanuel Lévinas : la paix n'est pas qu'un concept politique. La paix a une dimension métaphysique. Et si les journalistes, dans ce conflit cruel, prenaient également en charge le niveau de cette parole pour le monde ?

(paru dans la Dépêche du dimanche 22 octobre 2000)


Laïcité et judaïsme

L’histoire des Juifs et de la laïcité est une histoire paradoxale. Si la laïcité définit un espace commun pour la vie publique du citoyen et un espace privé pour la vie religieuse de l’homme, les Juifs ont vécu et connu cette dissociation dans les siècles de leur existence marrane en Europe. Juifs en secret et chrétiens en public, ils ont expérimenté cette dualité de la personnalité fondatrice de l’esprit moderne.
Lorsqu’ils bénéficièrent de l’émancipation dans la suite de la Révolution française, leur action en faveur de la laïcité était animée par le désir d’exister comme juifs dans la vie de la nation. A la différence des autres mouvement laïques qui voulaient effacer le religieux de la sphère publique, les Juifs ont revendiqué la laïcité au nom du judaïsme.
Cette aventure paradoxale ouvre tout un champ d’interrogations qui ne se disent pas selon la façon traditionnelle dont la laïcité a oeuvré pour l’effacement du religieux de la scène publique.
L’émancipation des Juifs et leur entrée dans la laïcité a été définie de la sorte par le député Clermont-Tonnerre à l’Assemblée Nationale, en décembre 1789 : “Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et accorder tout aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’Etat ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens...” Nous allons étudier les aspects positifs mais aussi négatifs de cette proposition.
Il est positif et généreux de considérer que les Juifs font partie de la nation française, et le principe d’intégration individuelle est à bien des égards une protection. Annie Kriegel remarque que la réussite de ce principe d’intégration individuelle a protégé les Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet les Allemands ne réussirent pas à regrouper les Juifs de France dans des ghettos comme ils le firent dans les pays de l’Est de l’Europe. L’idée d’une loi commune, de l’égalité de tous devant la loi est également généreuse. Enfin le principe de la liberté et de la pluralité religieuse déjà affirmé au XVIIème siècle lorsque les Provinces Unies se sortirent du joug espagnol, est une nouveauté féconde pour l’Europe. En effet lors de la constitution des Etats-nations, au XIVème siècle, les rois qui se séparaient de la féodalité et de la puissance universelle du pape, affirmèrent le principe de la loi commune mais aussi celui de l’exclusivité d’une religion dans l’Etat, suivant le principe du droit romain qui préfère une même religion pour le souverain et ses sujets. La Révolution française par contre affirma positivement l’uniformité de la loi et la pluralité religieuse.
Quels peuvent en être les côtés négatifs ou plutôt susceptibles de malentendus? Contrairement à la logiques d’assimilation comprise dans le principe d’intégration tel qu’il fut formulé à l’époque de la Révolution française, les Juifs sont restés un peuple. Ils sont un peuple, mais pas uniquement à cause de l’Etat d’Israël d’aujourd’hui. Nous pourrons interroger la nature de ce peuple. D’autre part le principe de la loi commune a été largement débattu et affirmé par Napoléon au début du XIXè siècle. Il fit réunir un “Grand Sanhédrin”, sur le modèle du Tribunal juif antique, afin d’y faire examiner la compatibilité de la loi juive avec la loi française. Les Juifs répondirent positivement à cette exigence mais du point de vue de la loi juive elle-même (le Talmud) qui dit ainsi : “Dina de malkhouta dina”, c’est-à-dire : la loi du royaume c’est la loi. C’est la loi juive qui exige l’obéissance à la loi du pays d’accueil et ceci depuis les temps les plus anciens de l’exil à Babylone. Enfin la Révolution française dans la suite de la philosophie des lumières voulut faire exister le judaïsme comme religion selon des termes qui s’apparentent aux religions chrétiennes. Le mot “religion” est lui même issu de l’expérience chrétienne. Mais le judaïsme n’est pas une religion et ne peut non plus se définir dans la nouvelle société laïque, comme une croyance dans la sphère de la vie privée. Le judaïsme organise une socialité textuelle et une communauté juridique (selon les principes d’une loi qui ne cherche pas à s’opposer à la loi du pays d’accueil).
Qu’est-ce que l’expérience juive? Que peut-elle nous enseigner sur la laïcité? On parle des Juifs depuis les temps de l’exil, depuis la destruction du premier Temple de Jérusalem. Il est question des Juifs dans le Livre d’Esther à l’époque de l’exil des Judéens en Perse. Avant il était question des Hébreux ou de la personnalité d’Israël. L’existence juive est une existence exilique, marquée par le bilinguisme, c’est-à-dire l’usage de la langue maternelle ou langue du pays d’accueil et la pratique de l’hébreu (langue paternelle) dans l’étude de la Bible et des commentaires et dans la liturgie. Nous pouvons remarquer à ce titre que contrairement à certaines affirmations, les Juifs ont toujours connu l’hébreu. Le commentaire juif se déploie comme un texte en glose autour du texte biblique mais aussi en intégrant des éléments de la culture du pays d’accueil. Ainsi Ezra le scribe écrivit-il la Torah en hébreu carré, c’est-à-dire en caractères assyriens. Il serait alors inexact de définir la nation juive par le critère de l’identité, car l’existence juive façonnée dans le bilinguisme est plutôt celle d’une dualité féconde.
Dans la vie intérieure au peuple juif, nous retrouvons les éléments de cette dualité. Une telle dualité est déjà donnée dans la révélation initiale au Sinaï lorsque les Hébreux recevant les Tables de la Loi, dirent : “Nous ferons et nous comprendrons” (Exode 24,7). Il n’y a pas de transparence entre l’action et la réflexion, il n’y a pas de juste pratique pour une théorie vraie. Le sens est devant nous. L’existence juive est celle d’une infinitisation du sens. C’est pourquoi la socialité juive n’a pas institué de tribunal d’inquisition pour juger de la lecture orthodoxe des textes. Il est par contre requis d’écrire de nouveaux textes dans l’abandon de la mythologie des origines. La lettre, comme le dit Benny Lévy, a une “valeur séminale”, et Emmanuel Lévinas définit ainsi l’existence juive : “une orthodoxie pratique et une hétérodoxie spirituelle”.
La diaspora juive a instauré pour la modernité l’histoire d’un peuple en exil qui choisit autour du livre une modalité singulière et universelle d’exister. Le livre n’est pas un objet de commémoration pieuse ; il ne se referme pas sur l’identité muette de soi-même ou le retour à un passé mythologique. il ouvre l’avenir et nous interpelle dans l’altérité. Il n’y a pas de dépôt sacré des origines. Insistance sur la lettre - qui n’est pas l’enveloppe charnelle du sens - pour en faire résonner de nouvelles lectures dans la multiplicité des commentaires. Ainsi l’exil se déploie comme abolition des mythes et fécondation de l’avenir.
Pourrait-on appeler cette existence juive plurielle et féconde, une existence laïque? Pourrait-on appeler laïcité (une laïcité qui ne soit pas alternative au religieux), la possibilité infinie de penser, lire et écrire? Monique Lise Cohen

Les textes rabbiniques anciens conçoivent l’idée d’une sorte de religion universelle pour l’humanité fondée sur quelques principes simples et qui dessine les aspects d’une société que l’on pourrait dire laïque. Les textes nomment ainsi la religion des “fils de Noé”. Noé qui fut sauvé du déluge est le père de notre humanité. L’Alliance entre lui et le Créateur, dont la manifestation visible est l’arc-en-ciel, est l’Alliance entre Dieu et toute chair. Cette alliance comporte sept commandements qui sont les fondements de la morale et de toute vie sociale. Le traité Sanhédrin du Talmud les présente ainsi : “Nos Docteurs ont dit que sept commandements ont été imposés aux fils de Noé : le premier leur prescrit d’avoir des magistrats ; les six autres leur défendent : le sacrilège, le polythéisme, l’inceste, l’homicide, le vol, l’usage du membre d’un animal vivant”. Au-delà du respect de ces lois, il est permis en totale liberté, de penser, lire et écrire.

 


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Mise à jour : 7 décembre 2003