Lectures bibliques et hébraïques

  1. les boiteries rituelles de printemps
  2. le roi David ou l'anti-Oedipe
  3. Une lecture hébraïque de Jean 8, 1-11 : La femme adultère

Une lecture hébraïque de Jean 8, 1-11 : La femme adultère

Le récit

Des scribes et des pharisiens amènent à Jésus une femme surprise en adultère : « Maître, lui disent-ils, cette femme a été surprise en flagrant délit d’adultère. Or dans la loi, Moïse nous a prescrit de lapider cette femme-là. Toi donc que dis-tu ? » Jésus se baisse, écrit avec son doigt sur le sol. Ils interrogent encore. Il se redresse et leur dit : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » Il se baisse à nouveau et écrit sur le sol. Les scribes et les pharisiens ayant entendu, s’en vont un à un, à commencer par les plus vieux. Jésus se redresse dit à la femme : « Femme où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ?” Elle dit : « Personne Seigneur ». Alors Jésus dit : « “Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus. »

Une lecture simple

La lecture immédiate de ce texte, pratiquée en dehors de la connaissance du texte hébraïque et de la loi juive, pourrait induire cette compréhension :
- la loi juive est dure et cruelle puisqu’elle punit de mort par lapidation une femme adultère ;
- cette loi paraît d’autant plus injuste que l’homme qui est également pêcheur n’est pas ici convoqué ;
- lorsque Jésus interpelle les scribes et les pharisiens en demandant à celui qui n’a pas pêché de jeter en premier la pierre, il les met devant leurs propres contradictions. Ces contradictions se révèlent au grand jour, car ils s’en vont tous, ce qui laisserait penser qu’ils ont aussi commis le péché d’adultère, et ce depuis des générations (les plus vieux partent les premiers), qu’ils sont des hypocrites attachés à la lettre du texte ainsi qu’à l’apparence sociale et religieuse  plutôt qu’à une véritable sincérité ;
- Jésus apporte l’amour dans le monde et parmi les hommes, et au nom de l’amour, il sait mettre les scribes et les pharisiens devant leurs propres errances ;
- puis Jésus ne jugeant pas la femme, sait la reconduire vers la droiture (Va, désormais ne pèche plus !) par l’amour simplement.

La lecture simple semble reprendre toutes les anciennes accusations contre les Juifs : une loi sévère qui est un masque de l’hypocrisie. Car le « Nouvel Israël », ainsi que s’était nommée l'Eglise, promeut l’amour contre une loi assimilée à l’hypocrisie des pharisiens.

Cette lecture simple pourrait-elle être mise en doute ? Il faudrait alors poser ces questions :
- la loi juive condamne-t-elle une femme adultère à la lapidation ?
- la peine de mort était-elle couramment pratiquée ?
- qu’est-ce que Jésus a pu écrire de son doigt sur le sol ?

La loi juive

Que dit la loi de Moïse, puisqu’elle semble être l’objet de la confrontation entre Jésus et les pharisiens ?
La peine de mort est annoncée pour un homme et une femme mariée surprise en état d’adultère. Ce qui veut dire que les deux doivent être mis à mort, ou plutôt méritent la mort. Mais cette peine de mort n’est pas la lapidation. Le texte dit : « L’homme et la femme doivent être mis à mort » (Lévitique XX, 10). Rachi, l'illustre commentateur médiéval (1), enseigne que quand la peine de mort n’est pas précisée dans le texte biblique, il s’agit d’une mort par strangulation. Nous lisons également : « Si l’on trouve un homme couché avec une femme mariée, il mourront également tous les deux » (Deutéronome XXII, 22). Rachi écrit que la peine de mort est appliquée si la femme a eu une jouissance de ce rapport, et s’il ne s’agit pas de rapport contre nature. La suite du texte indique une possibilité de lapidation : lorsqu’une fille vierge mariée est prise en ville par un autre homme que son mari et si elle n’a pas crié, alors l’homme et le fille seront lapidés. Si par contre l’homme a abusé de la jeune fille mariée, à la campagne, c’est l’homme qui doit mourir. La jeune femme ne mérite pas la mort : elle a crié et personne n’est venu à son secours. Autre cas : si un homme rencontre une jeune fille vierge non mariée et couche avec elle et qu’ils soient pris sur le fait, il paiera une somme au père de la jeune fille et devra l’épouser (Deutéronome XXII,  23-28).
Un seul cas indique qu’une femme mérite la mort par lapidation : lorsqu'une jeune fille vierge s’est prostituée dans la maison de son père (Deutéronome XXII, 20-21).
Ces différents cas de figure qui ont tous les aspects d’une jurisprudence savante ne concordent pas avec la lecture simple du récit de Jean. Et puis la lecture attentive de la Bible manifeste que la situation d’adultère qui est présentée à Jésus ne rentre dans aucun de ces cas de figures. Le texte grec dit « guné » : une femme et non une jeune fille. Ce n’est donc pas une jeune fille qui s’est prostituée dans la maison de son père. Si elle était une femme mariée, elle aurait dû être amenée avec son compagnon, et les deux auraient mérité une mort par strangulation. Si elle était vierge et mariée, elle et son compagnon auraient mérité la lapidation. La femme adultère que l’on amène à Jésus ne rentre pas dans ces configurations explorées par les textes bibliques.

Si Jésus ne répond pas à la question : « Dans la loi, Moïse nous a prescrit de lapider cette femme-là. Toi donc que dis-tu ? », c’est qu’il s’agit peut-être d’une épreuve théorique, d’une discussion juridique entre sages (Jésus, les scribes et les pharisiens) qui connaissent tous la loi de Moïse. Peut-être alors pourrions-nous dépasser le réalisme outrancier du récit (on amène une femme adultère) pour le lire, à la manière juive, comme une parabole ou un midrach.

 

Ecrire sur le sol

Que fait Jésus ? Il se baisse deux fois et écrit de son doigt sur le sol, c’est-à-dire dans la poussière. Qu’a-t-il pu écrire ? Il y aurait une manière juive de poser la question : qu’est-ce qu’un juif (Jésus) peut écrire dans la poussière ou sur la terre au risque que cela s’efface ? La question relève d’un problème théologique et d’un problème de bon sens. Ecrire dans la poussière conduit à l’effacement. La question de l’effacement est essentielle dans la pensée juive lorsque l’on sait que le Nom de Dieu ne doit jamais s’effacer. Sauf dans un seul cas : lorsqu’il s’agit de réconcilier un homme et une femme, lorsque le mari jaloux soupçonne sa femme d’adultère. L’explication en est donnée dans un très beau texte d’Emmanuel Lévinas : « Le Nom de Dieu d’après quelques textes talmudiques » (2). Le philosophe écrit : « La transcendance du Dieu nommé ne saurait s’exposer dans un thème. D’où l’extrême précarité de cette manifestation du Nom à laquelle l’interdiction d’effacer apporte quelque secours. Mais voici un cas où le Nom ne se trace qu’en vue de son propre effacement. Il en est longuement question dans le traité Sota (53a). La femme soupçonnée, sans preuve,  d’adultère par son mari doit, d’après Nombres V, être amenée par le mari jaloux auprès du pontife du Temple et se soumettre à une épreuve (où les sociologues reconnaîtront une ordalie, mais qui, tout compte fait, est une bonne façon de dépassionner le conflit par l’apparition même d’un tiers, sous les espèces du pontife). A un certain moment, selon le rite décrit dans la Bible, le pontife conjurera la femme : « Si un homme a eu commerce avec toi, que l’Eternel (écrit comme Tétragramme) fasse de toi un sujet d’imprécation. (... ) » Et la femme répondra : « Amen, amen ». Le pontife écrira ces paroles (où figure le Tétragramme) sur un bulletin. Il les effacera dans les eaux amères. Dans cet effacement s’effacera aussi le Tétragramme écrit en vue de cet effacement. Le texte talmudique, dépassant les données d’un rite très antique, affirme une idée nouvelle : l’effacement du Nom est la réconciliation des humains. »
Nous avons cité longuement ce texte pour mesurer l’enjeu de l’effacement d’une écriture dans la poussière. Il est vrai que le pontife du Temple disposait de ce qui était nécessaire pour produire les eaux amères. Jésus n’avait pas ce qui était nécessaire, mais peut-être a-t-il improvisé une épreuve d’effacement dans la poussière, en imitation du pontife du Temple ?
Si cette hypothèse - l’écriture du Nom divin - fondée sur l’évidence du risque d’effacement de l’écriture dans la poussière est pertinente, alors on comprendrait tout autrement comment et pourquoi « les scribes et les pharisiens ayant entendu, s’en vont un à un, à commencer par les plus vieux. » Ils ne sont pas partis parce qu’ils sont tous des pêcheurs, mais parce que Jésus aurait pratiqué une “ordalie” (pour parler comme les sociologues) en imitation du pontife. Devant cet acte de sagesse inspiré par la loi de Moïse elle-même, ils seraient partis, inspirés par la même sagesse.
C’est pourquoi Jésus interroge la femme : « Femme où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? » Elle dit : « Personne Seigneur ». Et Jésus dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus. » Il y a dans le ton de ce questionnement aucune ironie ou critique à l’égard de scribes et des pharisiens. Jésus semble reconnaître ici la capacité de juger de scribes et des pharisiens : ils n’ont pas condamné, et lui-même ne condamne pas. N’est-ce pas ici une reconnaissance de la loi de Moïse ?

 

Notes sur la peine de lapidation et les peines de mort dans la législation mosaïque

Rachi précise en commentaire du texte des Nombres sur la femme adultère et le soupçon de jalousie du mari, que, si elle était reconnue fautive, elle aurait mérité la strangulation (Nombres V, 19). Ainsi l’adultère est puni par la strangulation. Il n’y a que deux cas de lapidation : lorsqu’une jeune fille vierge s’est prostituée dans la maison de son père ou lorsqu’une jeune fille vierge a été prise par un homme en ville et qu’elle n’a pas crié (dans ce cas l’homme et la jeune fille doivent mourir ensemble). Reconnaissons bien que la question posée à Jésus ne relève d'aucun de ces cas.

Quels sont les autre cas de lapidation ?
- « Si un boeuf encorne un homme ou une femme et cause sa mort, le boeuf sera lapidé » (Exode XXI, 29). Nous voyons dans ce premier exemple qu’un boeuf qui est un animal végétarien ne doit pas être excité par le sang. Il transgresserait alors sa nature. (3)
- « Si ton frère, ... si ton fils ou ta fille ou l’épouse... ou l’ami vient secrètement te séduire en disant : Allons suivons des dieux étrangers... tu ne lui céderas pas... Au contraire tu le feras périr, ta main frappera la première pour le faire mourir et la main de tout le peuple ensuite. Tu le frapperas à coup de pierre... » (Deutéronome XIII, 7-11). Et : « S’il se trouve... un homme ou une femme...qu’il aille adore des dieux étrangers... Tu feras sortir cet homme ou cette femme...et tu les lapideras à mort...La main des témoins le frappera en premier lieu... » (Deutéronome XVII, 1-7). Il s’agit ici de la plus grave des transgressions, celle de l’idolâtrie. Nous voyons également ici que l’injonction à “jeter la première pierre” ne relève pas de la peine d’adultère mais d’un culte rendu aux dieux étrangers.
- Le fils dévoyé et rebelle, viveur et buveur mérite également la lapidation (Deutéronome XXI, 18-21). En fait le fils dévoyé et rebelle est celui qui, ayant été trop gâté et nourri par ses parents, risque de venir sur un chemin de délinquance.
- La jeune fille vierge qui s’est prostituée dans la maison de son père (Deutéronome XXII, 21) et l’homme qui a couché en ville avec une jeune fille vierge qui n’a pas crié (Deutéronome XXII, 24). Ces cas indiquent également la transgression d’une limite, celle de la virginité.

Il existe quatre peines de mort dans la Bible : la strangulation, la lapidation, l’épée et le feu. Allons nous revenir vers le thème de la cruauté de cette loi ? Certainement pas lorsque l’on sait que selon la législation talmudique, un tribunal qui aurait décrété une peine de mort en 70 ans serait décrété “tribunal sanguinaire”.

 

L’amour et la loi (en conclusion)

Le christianisme s’est longtemps développé sur cette idée que Jésus serait venu apporter l’amour en remplacement d’une loi trop sévère. Qu’en est-il ? Ces peines de mort ne signifient pas une application réelle (puisqu'un tribunal ayant décrété une peine de mort serait sanguinaire), mais plutôt que telle ou telle faute mériterait telle ou telle mort. La lapidation condamne une transgression des limites (l’animal végétarien excité par le sang, la jeune fille vierge qui salit la maison de son père ou qui, agressée en ville, n’a pas crié, le fils en voie de délinquance et le culte des dieux étrangers). La loi vient ici renforcer et rendre praticables les chemins de l’amour (la réconciliation entre une femme et son époux), dans le souci et le respect de la création. N’est-ce pas ce que Jésus dit à la femme : “Va, et ne pêche plus.” ?
 

Monique Lise Cohen

 

Ce texte m’a été inspiré par une étude de la Bible  auprès d’une amie moniale dans un monastère de Provence. Nous lisions la section hebdomadaire de la Torah où il était question de la peine de lapidation, alors nous avons regardé le texte de l’Evangile de Jean. Une confiance mutuelle nous a guidées dans cette recherche difficile, éclairée par l’amitié.

 

Notes :

 

1. Le Pentateuque en cinq volumes suivis des Haphtaroth avec targoum Onqelos. Accompagné du commentaire de Rachi traduit en français par Joseph Bloch, Israël Salzer, Elie Munk et Ernest Gugenheim. La traduction française du Pentateuque est celle du Rabbinat français. Ouvrage sous la direction de Elie Munk. Paris, Fondation Samuel et Odette Lévy, 1979
Rachi dont le nom est une abréviation de Rabbi Chelomo ben Itzhak (1040-1105) est un illustre commentateur français de la Bible et du Talmud.

2. Emmanuel Lévinas, « Le Nom de Dieu d’après quelques textes talmudiques », in L’au-delà du verset : lectures et discours talmudiques. Les Editions de Minuit, 1982 (pp. 152 et sq.)

3. Le problème du boeuf excité par le sang nous laisser penser à ce que devrait être la peine encourue par les producteurs de farines animales qui ont été données en nourriture à des animaux végétariens, et qui ont propagé la maladie de la « vache folle ».


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Mise à jour : 29 février 2008